mercredi 31 mai 2023

Tableau de bord (parafiction 14)

694 mai


De faille temporelle en couvre-feu biopolitique, j'ai perdu le fil de ce récit comme on perd le sens de la révolution.  Si je ferme les yeux, j'ai ce vague souvenir d'avoir fait un bout de chemin à pied sur la 40, direction ouest.  Mais c'était il y a si longtemps...

D'ailleurs, où est passé Joe le Dasein?  Je n'en ai aucune idée.  

Me voici à présent juché sur le toit de la maison parentale, rue des Patriotes, refoulé du milieu de ma vie à sa périphérie platement bourgeoise.  La seule forêt obscure que je connaisse désormais est celle que cultivent ces abominations de petites familles qui ont bloqué la ville entière par amour du vélo.  

(Familles à vélo avec votre casque à la con, vous me faites penser à un homard dont les perles oculaires chavirent dans le sens contraire des aiguilles d'une montre quand le poissonnier, nimbé d'une nonchalance criminelle, lui décarcasse le coquillon dans un aquarium rempli d'algues salées à blanc.)

Je me trouve bien sur le toit, la vue porte loin et le ciel est couleur de lèvres qui se touchent pour la première fois.

Et c'est alors -- tiens, tiens, tiens -- que j'aperçois un Hubert Aquin rachitique émerger de la Rivière des Mille-Îles, exsangue, le ventre ballonné, avec un tronçon de 3030 qu'il porte de temps en temps à sa bouche et qu'il lèche de façon lascive, un peu comme une cam girl -- répondant à l'appellation amicale d'Edgar Allan Hoe -- lècherait un dildo enduit d'une subvention gouvernementale.

- Pas le choix, faut redescendre, dit-il d'une voix perforée par les glouglous.

- Redescendre où? quoi? comment?

- Au fond des choses*, quein.  Bon déguidine, reste pas planté là comme un épais: le jour se couche, j'ai pas toute l'éternité et faut que je te montre un peu ce qu'est devenu le monde de l'édition québécoise, nsspaas, que tu saches une bonne fois, maudit crisse, à quoi tu t'exposes si tu envisages ne fût-ce que de frôler l'Enfer du livre d'ici tel qu'en lui-même avec ses goules, ses diablotins, sa rhétorique victimaire, sa frilosité épileptique, ses réviseurs décérébrés, ses minorités performatrices de romans tous plus poches et plus navrants les uns que les autres, ses lectrices sensibles (lol cibole), ses éditeurs sinistrés, ses relationnistes analphabètes, pour ne rien dire de ses infamies de salons saturés de stands consacrés aux livres pour enfants alors qu'en vérité il n'est rien de plus névrosé, de plus ingrat, de plus positivement dégueulasse qu'une auteure de livre pour enfants, nesspaas, et puis il y a une révolution à faire et ce n'est certainement pas avec les aventures de Tibapoume ou les déconfitures de Grololo que nous allons faire flamber les raffineries de l'est de la ville, je t'en suce une carabine, alors grouille mon pitou, si tu savais comme il se fait si tard au fond de toutes choses, la route est longue et ma langue est noire comme le 10 octobre 70, je t'attends au sous-sol...

(...) 


* En Aquin dans le texte 



   



dimanche 23 octobre 2022

Mille millions d'éjaculats

 

1

 

Je dois vous parler de ma tante avant que le sperme atteigne le bord de la baignoire et que ma tête disparaisse sous le déluge de mon propre foutre.

Il y a deux semaines, c’était un lundi matin, j’ai reçu de ma tante un message plutôt troublant.  Elle me suppliait de venir la retrouver à Repentigny de toute urgence : elle devait m’entretenir d’une affaire importante qui ne pouvait plus attendre.  Elle consentait même à me dédommager de la journée de travail que j’allais sauter en conséquence de cette visite, mais de toutes les façons, elle me priait de la rejoindre là-bas le plus tôt possible.

Ce lundi-là, je ne pouvais évidemment pas savoir que j’allais, deux semaines plus tard, vous entretenir de ma tante en attendant de couler à pic dans une baignoire remplie à ras bord de mon mien jutron  Mais je vous dirai ceci : moi qui squatte encore l’appart de mes parents à l’âge de 26 ans, moi qui les ai rendus à moitié fou du fait que je refuse de décoller et que je ne conserve jamais une job plus de deux semaines, moi qui les ai poussés à bout à force de différer mon mariage avec Mazarine (cette fille de riche qui m’aime bien, mais qui a quand même des palettes de lapin et qui zozote comme une attardée), bref, moi qui suis ce qu’on peut appeler un raté intégral – oui, moi… ben j’ai toujours trouvé ma tante plutôt bandante.

Je ne l’ai pas vue souvent, remarquez, sinon de loin en loin, lors de rares réunions familiales, mais elle m’a toujours fait de l’effet.  Elle a beau avoir passé le cap de la cinquantaine, chaque fois que nous lui rendions visite, que je prenais place à ses côtés lors du dîner et qu’elle posait distraitement une main sur mon avant-bras, je sentais aussitôt une chaleur démente irradier de sa touche, un courant érotique d’une intensité exceptionnelle, et c’était d’autant plus troublant qu’elle n’en rajoutait jamais, ne posait jamais à la cougar --  non, même qu’elle était plutôt de style bas-bleu --, mais quand elle me touchait le bras, héé boy, ou que la courbe de ses seins gonflait la peluche de son chandail rose bonbon lorsqu’elle levait les bras pour ranger une assiette dans l’armoire, c’était plus fort que moi, je m’éclipsais en douce, courais me réfugier à la salle de bain, puis me branlais sauvagement, et pour aller plus vite, je giclais dans un des numéros du Magazine Littéraire qui traînaient dans le porte-revues, de préférence celui consacré à Auguste Comte.  Et si je traînais un peu trop, c’est Mazarine qu’on envoyait en éclaireure frapper à la porte :

- Qu’effe tu fous, biquet?  On t’attend pour le deffert, ma tante Alife a forti le gâteau aux framboives… miam… 

Bon, fidèle à ma vocation de raté, je n’ai jamais rien risqué.  Je bandais sur ma tante, et puis après?  Elle était heureuse en compagnie de mon oncle Hugo, un type plutôt taciturne si vous voulez mon avis, mais qui était follement amoureux d’elle, ça se voyait dans ses yeux, j’irais jusqu’à dire que ça frisait l’adoration, et même, lorsque ma tante lui parlait un peu sèchement, il en louchait et rougissait de honte…  Bon, je sais un peu mieux maintenant de quoi il en retourne, mais à l’époque comment aurais-je pu me douter que…

Plouip!  Encore un éjaculat.  J’ai calculé qu’à ce rythme, je serai englouti dans une heure ou deux.  Bon débarras…

Oh il y avait bien certaines rumeurs qui couraient dans la famille au sujet de ma tante…  Certains la disaient un peu sorcière.  D’autres laissaient entendre qu’elle était à la tête d’un système pyramidal de vente pour les produits Avon.  Mon cousin Greg m’avait même confié, entre deux lignes de coke, l’avoir déjà croisée dans un club sélect : il jurait ses grands dieux qu’elle était grimée en châtelaine médiévale et que mon oncle lui vernissait les ongles d’orteil sous la table...

Plouip, plouip!

Évidemment, quand j’ai pris le chemin de Repentigny, il y a deux semaines, je ne pensais à rien de tout ça.  À vrai dire, je croyais que ma tante voulait surtout me secouer les puces au sujet de Mazarine.  Il est vrai que je n’avais pas été très tendre avec elle ces derniers temps.  On s’était un peu engueulés, le soir du 26, parce que je tenais mordicus à voir l’épisode final de The Squid Game, alors qu’elle me cassait les couilles pour que je l’accompagne plutôt à une représentation de Riverdance – mais qu’est-ce que j’en avais à crisser?  Encaisser pendant deux heures un rigodon de gringalettes qui se disloquent les tibias sur un air de balade irlandaise pseudo-traditionnelle?  Elle n’avait pas prisé l’image.

- Regarde-toi!  Touvours écravé devant la télé dans le fous-fol de tes parents!  Et moi qui croyais te faire plaivir pour ton anniverfaire, vouh-hou-hou!

Cibole, je lui avais pourtant dit : pour mon anniversaire, je veux des fucking nachos et une branlette de compassion.  Rien d’autre.  Mais noooon, il fallait encore qu’elle se mette en tête de faire quelque chose de spécial, maudit crisse, qu’est-ce qu’elles ont à toujours vouloir faire quelque chose de spécial alors que tout ce qu’on leur demande, c’est de branler décemment, de sucer honnêtement et de ne pas laisser traîner leurs foutus pinceaux de maquillage sur le bord du lavabo?

En direction de Repentigny, je pensais donc : c’est ça, Mazarine est allée se plaindre à ma tante, mon compte est bon, l’affaire est entendue; ma tante – très cool et un tantinet mère supérieure -- va me réprimander tout doucement, insister sur le grand cœur de Mazarine, je vais bien sûr lui promettre de m’amender, d’être plus prévenant à l’avenir; ma tante me gratifiera d’un sourire compatissant, me dira *à la bonne heure*, elle me gardera sans doute à souper; au dessert, elle posera distraitement une main sur mon avant-bras, de sorte que je me précipiterai à salle de bain, prétextant un étourdissement, et je giclerai dans le numéro du Magazine Littéraire consacré à Lamartine…

Plouip!

 

2

 

En arrivant chez ma tante, la porte de l’appartement était entrouverte et une musique étrange, genre électro allemand, provenait du salon.  L’éclairage ne me semblait pas le même que d’habitude : il était plus tamisé, plus atmosphérique si on veut, et contrastait avec la luminosité solaire, presque visqueuse, qui nimbait d’ordinaire la salle à diner.

- Ma tante?  Mon oncle?

Je passai le seuil et avançai timidement dans le vestibule.  Des cris étouffés me parvenaient lointainement sans que je puisse dire s’ils faisaient partie de la trame musicale ou bien…

Parvenu au salon, je m’effondrai sur les genoux. 

Le souffle coupé, j’aperçus ma tante, nue intégralement; je la voyais de dos, elle se tenait au milieu du salon, jambes écartées, caressant de l’index le manche d’un fouet, les chevilles enfoncées dans des escarpins de couleur crème.  Sur le mur du fond, là où on apercevait d’ordinaire le vaisselier, une croix de saint André avait été disposée sur laquelle mon oncle était menotté, nu lui aussi et face contre le mur; son cul déchaussé portait la marque de cinglages récents et profonds.

- Il n’y a pas trois personnes au monde qui ont vu ce que tu vois.

La voix de ma tante me parvenait comme du fond d’un gymnase, altérée par une puissance et une hauteur qui me décomposèrent.  Je voulus me relever mais je n’y parvins pas; mon regard demeurait rivé à ses cuisses dont l’écart formait un triangle équilatéral.  Sans se retourner, elle dit :

- Je vais décrocher ton oncle de la croix, tu vas prendre la place de ce pauvre sans-dessein et je vais t’ouvrir le cul à coups de fouet.  Tu es une honte pour tes parents.  Tu es une honte pour nous.  Tu es une honte pour toute la famille.  Et tu as humilié Mazarine qui pourtant t’adore.  Tu ne la mérites pas.

Sa beauté avait quelque chose d’inhumain, sa nudité n’était pas exactement de ce monde -- je voulus sur le champ plonger mon visage dans la raie de ses fesses, mais j’étais paralysé et mes genoux flageolants me soutenaient à peine.

- Ma tante, est-ce bien toi?... je… tu veux me punir de quoi au juste, là?

- Te punir?  Mais non, bien au contraire, je vais te faire un don.  Tu vas recevoir de moi le sacrement de l’éjaculation perpétuelle.  Amène-toi, minable, rampe sous le pont de mes jambes et ouvre la bouche.

Cette fois, ce fut trop.  Je ne sais comment je trouvai la force de rouler jusque dans le vestibule, je devais ressembler à un de ces poissons préhistoriques qui effectuent un saut évolutif en direction de la terre ferme, mais je me traînai vaille que vaille jusqu’à la porte d’entrée, le cerveau brouillé par le rire fêlé de ma tante, et mon sexe était si dur que je giclai dans mon froc à l’instant où je franchis le seuil de l’appartement.  

Parvenu dans le rue de R…, je réussis tant bien que mal à me remettre sur pied, mais sitôt debout, je bandai derechef et giclai à nouveau, cette fois de façon plus abondante encore.  Je n’y comprenais rien.  Et tout au long des 20 kilomètres que je brûlai à bord de la Yaris de mes parents, je dus éjaculer au moins à 30 reprises et de façon si considérable qu’à l’arrivée mon pantalon se réduisait à une horreur textile indéfinissable et que le bras de vitesse gisait sous une toile de sperme si compacte qu’on eut dit un pilon minéralisé dans un chaudron de fondue au fromage datant de l’âge de pierre.

 

 

3

 

Ce soir-là, quand je suis rentré à la maison les culottes en charpie, ma mère n’avait pas eu le temps de me demander où j’étais passé que je lui giclai au visage. 

Peu importe ce que je disais ou faisais, je ne pouvais plus m’enlever de la tête la vision de ma tante brandissant le fouet, et je rebandais sitôt l’éjaculation achevée, et je rééjaculais sitôt la bandaison maximisée.

Je giclai dans le potage de mon père.

Je giclai sur tous les murs de la cuisine et jusque dans le lave-vaisselle.

Je giclai sur l’horreur de perruche à qui mon cousin Greg avait appris à dire le mot *fuck*.

Je ruinai ma collection de Playboy Vintage et tous les numéros de l’Almanach du peuple qui traînaient dans le salon de mes parents.

Je giclai sur mon portable alors même que j’expliquais la situation à la réceptionniste de l’hôpital Maisonneuve.

Désespéré, j’implorai Mazarine de me branler jusqu’à ce que j’en crève, mais à la 56e éjaculation, elle craqua et se mit à hurler : Tu es un obfédé fexfuel, ve ne veux plus vamais te revoir!

Après 48 heures d’éjaculation forcenée, je quittai en catastrophe la maison de mes parents et je courus chercher refuge dans un motel minable de la 117, non sans avoir giclé entre les seins de la patronne lorsqu’elle me tendit la clef de la chambre.  Après avoir sifflé trois bouteilles de mauvais vin, je m’effondrai, exsangue, dans la baignoire pour ne plus jamais en sortir.

Voici bientôt deux jours que je jouis de la sorte sans discontinuer, tournoyant sur les bords d’une vision qui n’a pas de fond, éjaculant au rythme d’un plouip! aux 30 secondes et m’enfonçant toujours davantage dans la fondue spermatique dont le niveau va bientôt excéder les capacités de la baignoire et me fossiliser vivant comme un noceur de Pompéi.

Je n’en ai plus pour très longtemps.  Le niveau monte lentement mais sûrement, et je n’ai plus la force de bouger.  J’entends toujours le fouet de ma tante qui fend la distance et les ténèbres.  Je résisterai, je résisterai, je résist…

Je rampe sous le pont de ses cuisses parfaites, ma langue glisse sur ses talons aiguilles de couleur crème, plouip! éclair de flash et puis black-out.




jeudi 6 octobre 2022

L'exil


05 octobre

Voici bientôt 3 jours que je suis sans nouvelles de Lady Suspiria, mais j’hésite encore à lui envoyer un message.  Dieu sait de quelles fureurs elle est capable quand je prends l’initiative de la contacter...  N’empêche, 3 jours!  Et si je me logue sur Twitter ou Fetlife, je constate que son fil d’actualité est étrangement calme…  Quelque chose cloche, ce n’est pas dans ses habitudes de prendre une telle distance face aux réseaux.

Pas plus tard que dimanche dernier, son donjon fourmillait de soumis; elle vrombissait comme une reine au milieu de sa ruche.  J’ai dû prendre des centaines de clichés avec mon portable, et au moins une vingtaine de vidéos.  Car telle est ma fonction : je suis le photographe attitré de ma Maîtresse, le régisseur de ses performances, le préposé à son immortalité, si on veut…  Et je relaie systématiquement tous ses exploits sur le Net.

- Tu as capté ça?  Ne me dis pas que tu as laissé passer ça!

- Rassurez-vous, Déesse, c’est déjà sur Fetlife.  Et le compteur de likes est en train d’exploser!

Le sommet de ce dimanche a été atteint, au milieu de l’après-midi, lorsque ma Maîtresse s’est accroupie, nu cul, au-dessus de la bouche écartelée de Tom-Tom; elle lui pétait au visage sans discontinuer, ce n’était qu’une question de secondes avant que…  Je cadrais ma Maîtresse, mon portable flottait à quelques centimètres au-dessus de son visage de couventine possédée tandis que, tout autour de nous, des lopettes castrées et des gimps cadenassés se tordaient comme des vers sur le tapis.

Les images que je captais sur bande vidéo étaient retransmises en direct sur un site sulfureux du Dark Web.  Lorsque la Déesse s’ouvrit les entrailles et qu’une cataracte d’étrons ensevelit le visage de Tom-Tom, elle se mit à hurler :

- COMBIEN?

- 87 likes… 122…  308…  Maîtresse, c’est prodigieux!

- IMBÉCILE!  COMBIEN DANS LE COMPTE?  LE COMPTE!!

- Heu…  attendez… ah!... 422 dollars en 34 secondes, c’est un record!

La soirée s’était achevée dans le vague et la décadence étincelante des flûtes de cristal jetées contre les briques du foyer.  Deux fouetteuses laotiennes se cinglaient mutuellement, et les paris étaient ouverts pour savoir quelle serait la première à s’effondrer.  À la sortie du donjon, aux petites heures du matin, les cris de ma Maîtresse, les échos de son rire malade nous accompagnaient jusqu’à la porte des cafés.

Je ne sais combien de temps je pourrai tenir sans lui textoter.

Mais le plus étrange, c’est encore le silence radio de la part de ses admirateurs.  J’ai contacté Tom-Tom, Balrog et Casse-Noisette, tous les soumis de sa garde rapprochée, et aucun d’entre eux ne m’a recontacté.

Il est arrivé quelque chose de grave, c’est sûr.

L’incertitude est intenable.  Je vais encore laisser passer quelques heures, mais si je n’ai toujours aucune nouvelle en début de soirée, j’irai frapper à la porte de son donjon, et tant pis si elle me reçoit avec une brique et un fanal : n’importe quoi, je l’encaisserai, je ferai avec.  N’importe quoi, mais pas ce silence.

 

07 octobre

Hier, je me suis donc pointé chez ma Maîtresse.  Je n’ai jamais eu à frapper à la porte de son donjon, elle était déjà ouverte.  J’ai trouvé Lady Suspiria dans un état de délabrement qui me donna envie de pleurer : plantée devant l’ordi, le pied en équilibre sur le coin de la table, elle portait une robe de chambre élimée; ses cheveux étaient sales et elle achevait une bouteille de mauvais vin qu’elle sifflait à même le goulot.  Les accessoires du donjon avaient été refoulés, pêle-mêle, contre les murs, et toutes les étagères vidées de leurs sculptures.

- Ah, c’est toi?

Ma présence ne semblait même pas la surprendre.  Sa bouche était pâteuse et elle s’exprimait avec la diction laborieuse d’un ivrogne fini.

- Approche…  Regarde ça…

Sur l’écran de l’ordi, j’aperçus une photo où je reconnus tout de suite Casse-Noisette et Tom-Tom : ils étaient tous deux prosternés devant une domina dont les rondeurs m’étaient familières…

- Cibole, elle fait cinq fois mon poids…  Non mais regarde cet hippopotame…  Mes deux meilleurs esclaves m’ont larguée pour une bonne femme dont les chevilles pissent le gras…  Haha…  Tu la connais?

Je mentis.  Dans les circonstances, lui avouer que je connaissais Baby Papillon, même si ça n’était que de réputation, l’aurait achevée.  J’étais à bout.  Ses esclaves l’avaient trahi, le reste de la meute leur avait emboité le pas, dieu sait pourquoi, et j’étais donc tout ce qui lui restait, l’unique vestige d’une gloire réduite à néant en l’espace d’une seule nuit.  Mais son humiliation, loin de la réduire à mes yeux, me fit me jeter à ses pieds et sucer avidement ses orteils.  J'aurais voulu m'arracher la tête.

- C’est ça, mon cochon, suce, suce à fond…  Allez, sors ton portable et prends-moi en photo, fais-moi un gros plan sur la crasse massée entre mes doigts de pied, pauvre tarlo, je vais te vomir dans la bouche, exactement, je vais te dégueuler dessus et tu me feras un album-photo intitulé : La débâcle de Lady Cocue.

- Déesse, ne vous… je vous en prie… il ne faut pas se laisser aller…  ce n’est sans doute qu’une mauvaise plaisanterie…  vengez-vous sur moi de ce mauvais sort, cela vous fera le plus grand bien…

- Elle te fait bander?

- Pardon?

- La Papillon pitoune…  Regarde comme ils se vautrent à ses pieds, non mais regarde-moi ça…  Elle doit peser pas loin de 300 livres…  Casse-Noisette a l’air de sortir de ses bourrelets, et Tom-Tom…  sans blague, tu as déjà vu Tom-Tom me regarder avec une telle folie dans les yeux?

- Ne parlez pas ainsi, je vous en prie, je…  CINGLEZ-MOI!  FOULEZ-MOI AUX PIEDS! PÉTEZ-MOI LA GUEULE POUR L’AMOUR DU CHRIST!

Du pied, elle me repoussa mollement.  Je roulai sur le dos, lui offrant mon ventre à labourer, mais elle s’éloigna en direction de la cuisine en vacillant.  Lorsqu’elle revint avec une nouvelle bouteille, son visage était pareil à celui d’une morte.  Les pans ouverts de sa robe de chambre flottaient sur ses côtes, et j’avais beau me convaincre que cette fille qui tanguait entre les murs n’avait pas plus de 25 ans ans, sa poitrine n’en flanchait pas moins comme celle d’une octogénaire.

- Va-t'en.

- Mais… mais Déesse, pardon… je vous appartiens toujours, moi…  je vous demeure fidèle et loyal, moi… pas comme les…

- Tais-toi.  C’est terminé.  Plus de Déesse, plus de Maîtresse. Je ne me relèverai jamais d’un coup de cochon comme celui-là, tu entends, c’est fini.

- Mais ça n’a aucun sens…  mais voyons, qu’allez-vous faire?

- Bof...  Je vais peut-être aller passer quelques jours chez mes parents dans les Cantons-de-l'Est pour commencer, et puis après, on verra.  Ma sœur tient un salon de coiffure à Granby, pourquoi pas?  Mais pour le reste, bon débarras...

- Mais Déesse, voyons… qui… qui va me fouetter désormais?  Qui va m’encager?  Me cliper les couilles?  Me vider des sacs à ordures sur le crâne? 

- Ton problème.  Rien à foutre.

- Quoi?  Comment?

- T’ES BOUCHÉ OU QUOI?  JE T’AI DIT QUE JE FERMAIS!  DÉGAGE!

Dégrisé par ses hurlements, je la vis comme pour la première fois.  Sans son attirail, ses bottes et son maquillage, elle avait vraiment une dégaine de cocotte et une tête à faire chier les vendeuses dans les boutiques.  Cela dit, mon cul n’allait pas s’engoder tout seul.  Il me fallait trouver de toute urgence une nouvelle maîtresse.    

 

10 octobre

Depuis les 3 derniers jours, j’ai écumé non-stop à peu près tous les sites régionaux qui concernent, de près ou de loin, l’univers du BDSM.  C’est un petit monde, il faut dire.  Les dominas se connaissent de loin en loin et participent presque toutes aux mêmes événements.  La déconfiture de Lady Suspiria et la fermeture de son donjon faisaient d’ailleurs l’objet de commentaires frénétiques sur les réseaux. 

Le sevrage était sévère.  Au service de ma maîtresse depuis 2 ans, l’exil m’était insupportable.  Du jour au lendemain, je me retrouvais sans bottes à lécher, sans injures à essuyer, sans ordres à recevoir.  Si une femme ne me gueulait pas dessus dans les prochaines 24 heures, j’allais devenir fou. 

Dans la seule journée du 7 octobre, j’avais donc présenté mon offre de service à une centaine de dominas.  Sur ce nombre, une dizaine seulement avait daigné me répondre, et le message était on ne peut plus cinglant : on ne voulait pas des restants de cette ordure de Suspiria.

Ce soir-là, au bord de la catastrophe, je me rendis dans un salon de massage situé dans un quartier mal famé du centre-ville.  L’hôtesse que l’on m’assigna était une vieille Vietnamienne qui parlait à peine le français.  Quand je parvins à lui faire comprendre que mon désir était d’être brutalisé, elle se mit à ricaner en disant : Sad boy want massage, sad boy very nasty, me beat you bad, me beat you long time…  Ses dents pourries évoquaient des stalactites qui ne tenaient qu’à un fil; j’eus tout juste le temps de me ruer à l’extérieur du salon avant de gerber dans la ruelle avoisinante.

Rentré chez moi, j’envoyai à ma maîtresse déchue des messages sinistres et larmoyants auxquels elle ne donna jamais de réponse.

 

12 octobre

Cet après-midi, je me suis trainé de force à la terrasse du Second Cup, coin Saint-Denis et Sainte-Catherine.  J’étais alors dans un état d’ivresse pitoyable.  Bouffi, suant et décoiffé, je commandai un espresso.  À la table voisine, je repérai une bourgeoise plutôt snob mais fort élégante qui était en pleine conversation téléphonique.  Ma première idée, en la voyant, était qu’elle devait travailler dans une banque ou une quelconque agence de courtage.  Elle avait croisé les jambes sous la table et le motif végétal de ses bas nylon me fascinait.

Comme dans un cauchemar, je me levai et marchai droit à sa table.  Elle fit d’abord mine de ne pas me remarquer, puis, voyant que je fixais sur elle un regard de ruminant, elle interrompit sa conversation :

- Pardon, vous désirez?

- Permettez que je vous zigne la jambe, ce ne sera l’affaire que de quelques secondes…

- Vous dites?

- Votre jambe.  Laissez-là moi quelques instants.  Je vais me zigner dessus et après je décampe, promis.

Elle était manifestement sonnée.  D’abord, elle rougit, puis elle pâlit.  Je crus ensuite qu’elle allait crier, mais la surprise la suffoquait au-delà de toute mesure.  Puis je vis ses doigts pianoter le 911 sur le clavier de son portable.

Plus tard, dans la soirée, je devais expliquer aux policiers qu’il ne s’agissait que d’une mauvaise plaisanterie.  La jeune recrue, une petite blonde gracile, qui accompagnait l’officier arborait une paire de menottes à sa ceinture.  Des vraies.  Après son départ, je me masturbai en l’imaginant en train de m’enfoncer sa matraque dans le fion.

 

9 décembre

Près de deux mois se sont écoulés depuis la dernière entrée de ce journal.

Alors que je n’attendais plus aucune nouvelle de son côté, voici que j’ai reçu, il y a trois jours, un message de mon ancienne maîtresse.  En substance, elle me disait qu’elle habitait maintenant à East Angus, qu’elle serait heureuse de me revoir – si du moins je ne lui tenais pas rigueur de mon congédiement des derniers mois –, mais précisait qu’elle était très malade et que je ne pouvais plus attendre grand-chose d’elle, si ce n’est une forme de camaraderie dont les termes n’étaient pas précisés.

C’était bien plus que tout ce que j’avais pu espérer, aussi, le soir même, je pris le train pour les Cantons.

À mon arrivée à East Angus, une neige légère flottait entre ciel et terre : on aurait dit une boule de verre que l’on secoue.

Je retrouvai Lady Suspiria, Jeanne-Marie Giguère de son vrai nom, dans un appartement miteux situé à la limite du village.  Et ce fut le choc.  La peau sur les os, le crâne pratiquement dégarni, on eut dit qu’elle sortait d’un camp de concentration.  Je vis qu’elle avait fait un effort pour se maquiller, mais sa robe cintrée, d’un rouge vif, faisait saillir ses côtes et donnait à ses clavicules une apparence de tuyauterie sur le point de se rompre.

- Au début, je portais une perruque.  Puis quand j’ai compris que les traitements de chimiothérapie ne servaient plus à rien, j’ai renoncé.  Je retourne à l’hôpital la semaine prochaine, tu comprends?

Sa voix était faible.  Elle semblait épuisée, à la limite de l’absence.  Je compris qu’elle était déjà ivre, qu’elle n’aurait jamais supporté de me revoir à froid, pour ainsi dire.  Je me réfugiai dans la salle de bain quelques minutes, et je pleurai lâchement, sans aucune retenue.  Quand je la retrouvai dans le salon, elle avait jeté sur ses épaules une laine qui lui donnait les allures d’une petite vieille.

- Plus personne n’a les moyens de se payer l’électricité dans le coin...  Nos vieux tombent comme des mouches au cœur de l’hiver, et personne n’y fait rien.  Les autres se chauffent comme ils peuvent.  Moi, je bois – pour ce que ça change, anyway?  Alors tu vas boire avec moi, ok?  Tu vas cesser de pleurer et on va faire la fête.

À moi seul, je vidai à toute vitesse une bouteille de Baron Samedi.  Elle fit de même avec son verre de Bushmills.  Je me sentais à la fois ignoble et excité.  Lorsque je tentai de me rapprocher d’elle, elle laissa tomber sa petite laine et fit passer la robe par-dessus sa tête.  Son haleine exhalait des effluves de rhum mêlés à des relents de pop corn pourri.  Absurdement, je posai la main sur son sexe : à travers le tissu de sa culotte élimée, je perçus le contact glacial des grandes lèvres.  L’éclat de la neige tombante à travers la fenêtre était insupportable.

- Ça ne sert à rien, je ne peux plus… c’est un des effets de la chimio…  Je ne pourrai pas non plus te marcher dessus, je suis trop faible pour tenir sur des talons, mais je peux te branler… enfin, si tu y tiens…

En baissant la tête, j’aperçus ses seins qui ressemblaient à des pis de veau.  Son ventre décharné faisait ressortir le nombril : on aurait dit un éclat de tortellini égarée sur une planche à découper.  Je dérivai avec elle dans les ombres croissantes du salon et je pleurai jusqu’à ce qu’elle m’ordonne, d’une voix éteinte et mauvaise, de quitter l’appartement.


***

 

Je me rappelle avoir erré dans les rues de East Angus alors que la nuit tombait et que la neige se faisait plus dense.  Je n’étais pas convenablement vêtu pour la saison, mais je refusais pourtant de me réfugier dans les rares cafés encore ouverts.  Je me savais, mieux, je me voulais perdu.  Je marchais droit devant, aux limites de l’abrutissement, ignorant le vent qui se levait et les flocons qui me cinglaient le visage.

Au bout du chemin, à la limite du quartier, je coupai à travers un champ jusqu’à une ferme industrielle dont l’éclairage donnait aux bâtiments une allure spectrale.  Grelottant, je poussai la première porte que je rencontrai et me retrouvai dans une espèce d’étable high tech peuplée d’une centaine de vaches qui meuglaient faiblement dans les box.  Je me rappelle m’être collé aux flancs des bêtes et avoir puisé dans ce contact une chaleur maternelle, une paix et une douceur quasi utérines.

C’est alors qu’un détail me revint de la rencontre avec mon ancienne maîtresse, un détail grotesque que j’avais tout fait pour refouler sur le coup, mais qui à présent, au milieu de cette béatitude bovine, se rappela à moi de façon obsédante : ses ongles d’orteils étaient démesurés, elle n’avait pas dû les tailler depuis des semaines, et en les voyant, j’avais absurdement pensé qu’elle était peut-être en train de se transformer en loup-garou.

Je notai que les vaches fixaient sur moi un regard doux et stupide.  Puis je sombrai.

 

 

14 décembre

À mon réveil à l'hôpital de Granby, le médecin m’apprit que l’on m’avait retrouvé, inconscient, la queue enfoncée dans une trayeuse électronique, et que je devais d’être en vie au seul fait que le sperme avait enrayé le mécanisme et déclenché l’alarme.  C’est le fils du proprio du Clos Vaillancourt qui m’avait découvert, exsangue et siphonné, avec le sexe coincé dans l’engin.

Le hasard fit que j’avais été hospitalisé dans une chambre qui se situait à 5 portes de celle où mon ancienne maîtresse venait de décéder deux jours plus tôt.  Ce détail aurait dû m’émouvoir, mais quand l’infirmière m’apprit la chose, je sombrai dans une hébétude de lobotomisé.

Le lendemain, le médecin me donna mon congé.


***


J’écris ces dernières lignes dans l'autobus qui me ramène à Montréal.  J’ai rendez-vous demain avec Baby Papillon qui tient à ce que je lui raconte toute l’histoire.  Avec un peu de chance, qui sait, elle m’ordonnera peut-être de lui bouffer le cul entre deux épisodes.




mercredi 18 mai 2022

Premier dimanche du temps ordinaire. Trajectoires de Thierry D. (4)

(...)

Que reste-t-il de soi une fois le sujet laissé loin derrière (soi) et l'horizon terrestre épuisé droit devant?  Nous avons jusqu'ici suggéré une réponse: de soi, il ne reste qu'une parole fondue aux éclats de sa projection théâtrale.  Le soi revient à soi sous la forme d'un éclair mobile dont la charge illumine à contre-jour la succession des poèmes:

Langue est éclair dans la tête quand les divisions de soi circulent... (1) 

En d'autres mots, le soi est ce trait qui prolonge le pointillé de sa disparition jusqu'à composer en négatif la silhouette matérielle de chaque vers, chaque strophe, chaque poème; sacrifié(s) comme des lettres pour former le mot (2) le soi se fantomatise en quelque sorte, se contracte toujours davantage sur son absence, pareil à une étoile qu'avale sa propre force de gravité jusqu'à ce que cette contraction libère la charge nécessaire, le trait foudroyant qui opère le versement de la parole au poème.

Mais de contraction en contraction et d'éclair en éclair, le fantôme de cet opéra électrisant gagne en densité; petit à petit, de proche en proche, le ressac incessant du fantôme contre l'écran de la parole, son remue-ménage de brûlures et d'étincelles finit, à l'usage, par lui conférer une coloration spectrale qui lui est propre, une densité spirituelle qui le singularise -- car si le soi de droit commun s'est à tout jamais dissipé avec le retrait de l'horizon terrestre, voilà que quelque chose comme un sous-soi prend forme, se densifie timidement vers le bas et s'ouvre à une opération de parole d'une tout autre nature et s'exerçant à une tout autre altitude:

Soi 

s'effondre

en soi: devient sol (3)


Ce devenir-sol du soi (ce que j'appellerai ici le sous-soi) marque la première étape en direction de cette esthétique de la descente que j'ai signalée dans les premières livraisons de cette étude, et qui me semble constituer la note de basse des travaux publiés de Thierry D. depuis 2013.

Mon intention n'est pas de faire l'inventaire (fastidieux, par définition) des tropes qui confèrent à ces travaux une rigueur poétique à mon sens inégalée dans le champ de la poésie (et de la poétique) québécoise, mais plutôt d'insister sur quelques-uns d'entre eux parmi ceux qui me semblent les plus chargés de sens, de profondeur et (pourquoi pas?) d'avenir pour ce qui regarde le décloisonnement générique de la poésie et de la théologie.

Car si je ne m'avancerai pas jusqu'à dire que Thierry D. est mystique -- avec toutes les confusions dont ce terme est porteur depuis la lecture claudélienne de Rimbaud --, il est très assurément théologien, et même, théologien d'une trempe à finir sous le couperet de la plupart des comités de salut public qui, de nos jours, confondent systématiquement littérature et morale, et une fois la confusion achevée, reconduisent le phénomène littéraire à un calcul de type coûts / bénéfices.

Je me propose d'essayer de comprendre pourquoi l'oeuvre de Thierry D., à la différence de tant d'autres, ne se laisse pas si facilement intégrer à ce genre d'opération comptable.  En quoi, plus radicalement, elle échappe à l'ordre de tout calcul, et se place plutôt sous le signe de la dépense somptueuse, non chiffrable et non inventoriable. (3)

Quoi de la théologie?  De quel theos peut-il bien s'agir ici?  Et à quel logos ce theos peut-il bien se lier?  Ces questions, j'en suis conscient, sont précipitées, mal assurées, leur formulation elle-même engage une position du problème qui nous induit peut-être en erreur dès le départ parce que 1) on ne peut pas d'emblée exclure que le theos ici soit légion, divers, multiple, que sa manifestation requière un sens de la pluralité autrement plus aigu que celui du polythéisme de droit commun, et 2) on ne peut pas davantage déterminer, à ce stade, si le logos s'affranchit du theos au point de pouvoir se rapporter à lui de l'extérieur, un peu comme un spectateur étranger se rapporte objectivement à son positum, ou si au contraire ce n'est pas le theos qui réquisitionne le logos qui lui sied dès les origines, tire à lui le discours le plus susceptible de brûler à proximité de sa manifestation ou de se dévaster à distance de son retrait.

Ainsi, brûlant les planches de sa production théâtrale, le soi se fait sol, il se fait sous-soi, comme nous le disions plus haut.  Cette réception de soi par sol à partir de l'attraction exercée par les profondeurs signale l'amorce de la descente:

Qu'on pense à elles ou non, les régions inférieures sont là, agissent, nous traversent, sans attendre notre visite.  (4)

Les régions inférieures, le bas, voire le très-bas, sont là, elles sont d'ores et déjà activées: non seulement nous précèdent-elles, et de très loin, mais nous précédant, devancent notre visite comme si celle-ci avait toujours déjà eu lieu du fait que les régions inférieures ne se tiennent pas simplement sous nos pieds, mais nous traversent, qu'on pense à elles ou non, nous croisent, ne s'arrêtent pas à nous (loin de là) mais nous soulèvent et nous déportent (loin de nous).

Pour l'instant, nous réserverons à l'expression régions inférieures son indétermination et sa puissance suggestive pour nous concentrer sur l'effet que ces régions exercent sur le soi.  Ce dernier devient sol, il entame avec les forces du bas une relation contractuelle qui n'a pas encore la clarté d'un pacte, mais qui est scellée par le magnétisme, la force de gravité de ce qui se tient -- sous-soi -- sous le sol.

Traduit à échelle humaine, ce magnétisme est reçu comme un appel en provenance des profondeurs.  La question de savoir qui ou quoi au juste performe cet appel ne peut recevoir ici de réponse précise, mais une chose est sûre: la manoeuvre amorcée en réponse à cet appel équivaut à une profonde désorientation.  Mieux: la désorientation se confond avec cette réponse, et ce n'est peut-être pas un hasard si l'image de la navigation errante apparaît, chez Thierry D. tout comme chez Rimbaud qui en est l'initiateur moderne, comme le signe le plus évident de la désorientation extrême.  Il est d'ailleurs remarquable que celle-ci mobilise, dans les deux cas, les tropes de la brume et du port:

il en résulte une sacrée arche à conduire pour maîtriser l'alliance de la brume et du port. (5)

Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. (6)

Si le voisinage de Rimbaud et de Thierry D. suggère quelque communauté infernale, il faut cependant se retenir d'associer le thème de l'enfer à l'appel dont il est ici question.  Car l'enfer, avant de consumer, séduit.  De prime abord, l'enfer se signale par le magnétisme de la séduction.  Or, ici, l'appel magnétise, certes, il désoriente mais il ne séduit pas à proprement parler.  Plus précisément, il détache le soi de soi en le rattachant au sous-soi.  En d'autres mots, il désoriente le soi pour mieux le réorienter en direction du Sol, c'est-à-dire en direction de la dureté primitive de ce qui est -- de ce qui est en tant qu'il résiste absolument au (et se distingue radicalement du) monde de la parole-théâtre.

Bref, si cet appel peut être qualifié de théologique, ce n'est pas tant qu'il ouvre à Dieu, mais plus rigoureusement, à cette interzone de l'adieu (très explicitement nommée chez Rimbaud), à cet entre-deux de Dieu et de l'adieu, dans le champ ouvert par le a privatif de l'adieu où la parole déthéâtralisée a pour vocation de se tenir et de dire enfin ce que Dieu tait en se retirant, ce qu'il s'est retenu de dire depuis le commencement, ce que nul évangile, nulle religion, nul prophète n'est à même de voir, de dire ou d'entendre au sujet de Dieu -- bref, ce que seul le poète peut révéler au risque de tout perdre (raison, demeure, veaux, vaches, patrons, femme, enfants et compagnons).  Le poète, et le poète seul, peut exceptionnellement nommer ce que Dieu retient de lui-même de l'autre côté de toute révélation concevable.  Seul il peut représenter l'irreprésentable, nommer l'innommable, se tenir aux portes de la Loi et vaciller sur le a de l'a/dieu un peu comme Philémon sur le A de l'océan Atlantique. 

Cette théologie, on l'aura compris, est clandestine, dangereuse, spirituellement interdite.  Elle est conçue sur mesure, et tout à fait exclusivement, pour une expérience poétique totale qui touche le fond des régions inférieures, qui atteint à ce qui est comme au sol le plus aride, le plus dur, le plus résistant -- en un mot le plus réel -- qui se puisse atteindre.

Et c'est pourquoi cette théologie culmine, en ses énoncés les plus vertigineux, sur un jeu de noms divins qui eut été inconcevable dans le champ de la théologie traditionnelle.  Le nom de Dieu ne se projette plus dans les termes d'Être ou de Bien.  Dieu, désormais, se lie au jeu par lequel il intègre la descente du sous-soi en son sol.  Dieu, désormais, se nomme Djeu dans l'exacte mesure où le a privatif de l'adieu (l'occulté de toute révélation) ouvre au poète un espace de jeu que l'on peut identifier comme un espace de création radicale au sein duquel la distance entre les mots et le réel est réduite à néant.

*

Si la distance entre les mots et le réel est égale à zéro dans le a, il en va (presque) de même de la distance entre Dieu et le sous-soi.  Dans le ale sous-soi est aussi loin de soi qu'il peut l'être, et Dieu lui-même est aussi dégagé de sa révélation qu'il peut s'en dégager.  Ce qui de Dieu demeure, c'est le jeu créatif libéré de toute révélation, c'est la poésie ardente -- le poien pur et sans autre finalité que sa création continue -- à laquelle le sous-soi se rapporte comme on se rapporterait à des blocs de mots tout droit sortis de la bouche d'un volcan.       

C'est pourquoi Dieu et le sous-soi se lient à s'y confondre en Djeu.  La violence inaugurale de cette confusion achève la désorientation amorcée avec le premier mouvement de descente: 

Je chie Djeu et je suis chié par lui.  Cela n'est pas vulgaire.  Nous nous expulsons, fraternellement, paternellement.  Filiaux. (7)

Cela, dire cela, n'est pas vulgaire, de fait, et ne peut pas l'être puisque nous ne sommes plus sur le plan profane, théâtral, où les mots et les choses signent à chaque parole, accusent en chaque action leur distance irréductible.  Nous ne sommes plus sur le plan du profane, mais pas davantage sur le plan du sacré: nous nous retrouvons dans l'entre-deux de l'a/dieu, c'est-à-dire sur le contre-plan de ce que Dieu doit taire de lui-même, refouler de lui-même, pour que quelque chose comme une révélation soit possible.  Bref, nous nous retrouvons au milieu des matériaux brûlants du Poème.  

La distance entre le réel et les mots étant abolie, il en va donc de même entre la louange et le blasphème, le très-haut et le très-bas, le profane et le sacré.  Le verbe chier traduit ici la violence et la saleté de l'expulsion caractéristiques des régions inférieures.  Je chie Djeu et je suis chié par lui: ce qui se dit là ne peut pas se dire froidement, d'une voix douce ou feutrée comme cela se fait là-haut, à la surface des choses (nous ne sommes décidément plus sur le plan où se rencontrent les fonctionnaires de la poésie) mais au contraire cela doit s'expulser, voire se crier jusqu'à ce que cette violence expressive atteigne à l'ossature des mots privés de salive, à la pesanteur des mots appuyant sur la langue comme des pierres, car dans le a de l'adieu, les mots ont la même réalité et sont de même étoffe que le fond des choses.

La filiation rappelée à la fin du texte affole la distinction normalement opérée entre frère et père: je ne puis être frère de mon père, ou père de mon frère que si les lois de la filiation sociobiologique sont rompues, perverties, reconstruites en vue d'alliances où les identités doivent se redistribuer selon la règle du Djeu qui se joue de toute règle.  (Le Verbe s'ouvre ici à des filiations sauvages qui seraient intolérables sur le plan de la révélation évangélique: de fait, on imagine mal Jésus sortant de l'anus de son Père, quoique...)

*

L'effacement biblique de l'auteur est le testament même, et peut-être l'invention par défaut de l'écrivain. (8)

Car il s'agit de descendre jusqu'à s'enterrer, jusqu'à ce point où l'effacement de l'auteur atteigne des proportions bibliques, c'est-à-dire jusqu'au seuil impossible où le sous-soi se fond à sa propre dissolution dans le a de l'adieu, qui est le testament même, soit le legs absolu de soi au jeu de Djeu, à l'incandescence poétique des mots réduisant à zéro leur distance à l'égard de ce qui est, rapatriant la totalité de l'être, le réel même, la résistance ontologique primitive, au sein du dire.

Cet effacement de l'écrivain prélude aux terribles soirs d'études (9) qui prolongent -- et en un sens achèvent -- le mouvement de descente décrit dans Problème trente.  L'extrême attention que Thierry D. accorde ici à la délicate question du néant en témoigne:

Dorénavant, dit le chercheur, je ne m'intéresserai qu'au Rien.  Fatigué de toutes choses, je me spécialiserai dans ce qui les excède.  Le néant sera mon unique objet, l'absence d'objet de ma passion. (10)

Le ton à la fois clinique et mélancolique de Problème trente indique assez clairement que le poète de la descente apparaît désormais comme le sujet absent de sa remontée. C'est de la surface des choses, mais en tant qu'elle a d'ores et déjà été craquée jusqu'au plus abyssal, que Thierry D. s'adresse à nous à présent.  Le néant qui se dessine à l'horizon de cette fatigue dont on nous dit qu'elle recouvre toutes choses, cet excès ontologique du Rien sur le monde ne s'ajoute pas aux objets comme un objet de plus (la fatigue aurait tôt fait de le reprendre comme tous les autres), cet excès qui échappe au rayonnement de la fatigue n'est pas à proprement parler un surplus, c'est un surmoins, c'est le sous-soi de retour des régions inférieures, un fantôme dont le passage théorise les conditions de possibilité d'un retour à soi après la mise en jeu de soi en Djeu.

Ce monde, notre monde -- la réalité comme on dit parfois pour aller vite -- est le revers spectral de Djeu.  Le monde est cette fiction que l'acte poétique absolu a dévoilé pour ce qu'elle est: un réel de seconde zone.  En d'autres termes, le Rien est le Poème en regard duquel le monde passe pour la réalité, alors que c'est plutôt le monde qui apparaît comme rien en regard du Poème qui est le seul réel.  C'est, à mon sens, la leçon de chute la plus renversante qui se dégage des derniers travaux de Thierry D.: 

Non pas rien.

Plutôt du quelque-chose saturé.  Saturnal, saturnien.  Du trou noir spirituel au fond sans fond de la tête.  (11)

Le néant est l'expression profane, philosophiquement rebattue, qu'on mobilise par défaut pour désigner le Poème qui est le réel même.  Et c'est pourquoi le Rien, contre toute attente, et en vertu d'un renversement inédit peut poétiquement s'égaler à ce que le réel comporte de plus réjouissant: la fête et les fleurs. (12)

Le Rien en fleurs, épuisant l'atrocité par ses racines à rebours du ciel. (13)


parmi les minéraux les émulsions                    l'humain se tasse à l'écart

            avec des rythmes pour se réparer

gratifier sa descente d'un lot de fleurs échappant               à leur somme (14)


*


Il y aurait encore beaucoup à dire de l'oeuvre de Thierry D., et je vais résister ici à la tentation d'en dire davantage: la piste récemment ouverte par le magnifique Tombeau de Claude Gauvreau (15) est encore trop fraîche pour risquer un prolongement des idées développées dans cette étude.  Mais signalons tout de même ceci en terminant: bien que la chute, la violente verticalité de la mort donne le coup d'envoi au récit, Claude Gauvreau le sur-vivant, le poète sortant fabuleusement du néant (17) ne s'en meut pas moins à toute vitesse dans l'horizontalité turbulente de son sur-temps, magnétisé par les fractures de sa parole comme si le déjà dit demeurait toujours à dire, le déjà fait toujours en chantier, ou encore comme si le récit était la trace horizontale laissée par une chute dont la verticalité se négociait à rebours et à rebonds, que l'échappée se faisait de bas en haut, d'abord, puis du ciel et des toits dans toutes les directions par la suite.  En ce sens, le Tombeau semble exploiter de façon inédite ces renversements (haut/bas, vie/mort, réalité/poème) opérés dans les précédents travaux de Thierry D., ce qui explique peut-être la fibre, la dimension jubilatoire de ce retour de Claude G. sur les modalités de sa propre disparition, et l'évidence renouvelée de la fête au centre du vide laissé par son passage:

J'avance à la façon d'un enfant qui se serait réveillé au milieu de la nuit, faisant irruption dans une fête d'adultes. (16)  



(1) Théologie hebdo, L'Hexagone, p. 45.

(2) Problème trente.  L'observatoire souterrain, Prise de parole, p. 93.

(3) Je pense ici, bien sûr, au concept de dépense tel qu'articulé chez Georges Bataille, mais de la dépense, il y a peut-être autre chose à dire (et à dire autrement) que ce qu'en dit l'auteur de La part maudite.

(4) Problème trente, p. 65.

(5) Théologie hebdo, p. 42.

(6) Une saison en enfer, Adieu.

(7) Théologie hebdo, p. 22.

(8) Ibid., p. 141.

(9) Rimbaud, Illuminations, Mouvement.

(10) Problème trente, p.12.

(11) Ibid., p. 44.

(12) Car au centre du vide, il y a une autre fête (Roberto Juarroz) cité dans Problème trente, p. 28.

(13) Ibid., p. 159.

(14) Ibid., p. 104.

(15) Tombeau de Claude Gauvreau, Nouvelles Éditions de Feu-Antonin, 2021; Leméac, 2022.

(16) Ibid, 2021, p. 89.

(17) Ibid, 2021, p. 91.




dimanche 15 mai 2022

Premier dimanche du temps ordinaire. Trajectoires de Thierry D. (3)

(...)


... mais parce que vous n'êtes pas du monde... Jean, 15, 18-20 (1)

Si les recueils que Thierry D. a publiés entre 2006 et 2009 doivent recevoir une attention particulière à partir d'ici, c'est qu'ils marquent une étape essentielle dans la trajectoire horizontale amorcée -- et en un sens épuisée -- par les premières oeuvres.

À mi-distance du soi laissé derrière (soi) et de l'appel énigmatique qui fait entrer le poète dans de plus vastes demandes, la parole expérimente une extinction des chemins, une raréfaction sévère des issues qui n'est pas sans rappeler le motif rimbaldien de la fin du monde:

Les sentiers sont âpres.  Les monticules se couvrent de genêts.  L'air est immobile.  Que les oiseaux et les sources sont loin!  Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. (2)

Que les Illuminations de Rimbaud procèdent, elles aussi, par éliminations, plus précisément: que la lumière propre à ce qui illumine n'advienne qu'au terme d'un processus de mise à l'écart de toute possibilité autre que l'impossibilité d'aller plus loin, alors la fin du monde, entendons les limites terrestres de l'horizon, se signalent aussitôt, et la parole apparaît comme le dernier reste, la poste restante de cet arrêt du monde dont l'évidence s'accroît et se signale toujours plus intensément en avançant.


Il a suffi de saluer le rien 

au bout d'une route assez longue

et suffisamment évitée (3)


Les sentiers se referment avec fureur (4)


Mais en avançant, en risquant ne fût-ce qu'un pas de plus en direction du néant et de son évidence, c'est la parole qui se met à reculer: impuissante à nommer plus avant un monde qui se retire, un monde qui tire littéralement à sa fin, la parole retraite en elle-même et demande asile poétique à sa propre négativité.  Faute de pouvoir s'élancer naivement en direction d'un monde qui s'est arrêté au bord de sa disparition, la parole va se replier sur elle-même, effectuer à rebours cette traversée de son événement et mesurer à froid sa propre puissance d'évocation.

C'est pourquoi, chez Rimbaud comme chez Thierry D, le motif de l'opéra fabuleux (5) ne se joint pas accidentellement à celui de la fin du monde: il en découle rigoureusement.  La poésie ne s'éploie qu'en régime de catastrophe ontologique; elle est l'opéra de réserve, le théâtre de secours que l'on dispose de toute urgence lorsque le monde parvient au bout de ses possibilités de scénarisations ontiques.

C'est pourquoi nous devons accorder une attention extrême au titre du recueil qui amorce ce que j'appellerai la phase dramaturgique de la trajectoire de Thierry D.

d'où que la parole théâtre (2007): ce titre, de prime abord étrange, nous livre pourtant la clef d'interprétation du travail que Thierry D. va entreprendre à partir d'ici.

Notons d'abord que le terme de théâtre ne marque pas ici le genre dans lequel viendrait se ranger après coup un texte intitulé d'où que la parole.  Si une certaine inclinaison de lecture nous incite de prime abord à le penser, cette pulsion de rangement générique se trouve, au second regard, rigoureusement invalidée par l'intégration continue du terme de théâtre au titre lui-même, comme si la puissance du jeu à venir soumettait d'ores et déjà le genre théâtre à un événement textuel que le genre ne peut pas circonscrire de l'extérieur (avant ou après coup), mais seulement marquer de loin en loin et de l'intérieur du récit auquel il se voit annexé dès l'apparition du titre.

Déréglant le genre théâtre à son extrémité terminale, le titre affole également le lieu d'origine du jeu à venir du seul fait de s'initier par un d minuscule et non majuscule, comme l'exigerait pourtant la règle du titrage éditorial.  À ce titre, celui-là précisément, le lieu d'origine manque, le titre ne titre rien que l'absence de son lieu initial (s'il y en jamais eu) et redouble, par l'inscription du d minuscule, la théâtralité non générique de son événement.

Car d'où que la parole vienne, elle vient d'abord à soi sans provenir de soi; laissé derrière dès sa première trajectoire, le soi ne peut initier la parole qui s'éploie ici, par définition, il ne peut que s'y confondre, c'est-à-dire s'égaler à une théâtralité extrême dont la scène interdit la position souveraine d'une subjectivité assurée de ses actes, de ses tableaux et de sa représentation:


nous aurons cette science

de nous quitter très fort (6)


D'où que la parole vienne, la parole théâtre comme si le substantif se délitait au profit d'un verbe impossible, d'une action qui déborde toute scène primitive ou terminale, et suggère la construction d'un espace poétique où les vers ne font pas que se succéder, se croiser ou s'enchevêtrer au sein d'une parole poème, mais dialoguent comme seuls pourraient dialoguer des personnages qui doivent prendre une pièce en marche sans en connaître le texte à l'avance, des personnages qui se confondent avec une parole théâtralisée qui est la poésie même, si du moins la poésie ne fait pas que se réaliser, mais se réalisant, atteint de surcroît à ce degré de voyance réflexive où elle se saisit en marche, en train de se faire, d'ores et déjà réquisitionnée par un espace dont le parler-à-l'autre-et-en-réponse-à-l'autre est l'espace littéraire lui-même, la poésie en tant qu'elle coincide de l'intérieur avec sa production théâtrale.

Il y a encore une chose qu'il me semble essentiel de noter au sujet du titre: la découpe syllabique du terme de théâtre -- thé / âtre -- vaut comme un rappel de la trajectoire parcourue depuis le premier recueil, Le thé dehors, jusqu'au bout de la route marquée par l'âtre devant lequel le poète s'arrête avant de sombrer dans le vertige de la parole: 


sans doute murmura-t-il trop de langues 

                 près d'un foyer éteint (7)


Désamarré du monde et de lui-même, écartelé entre sa disparition et la fin de l'horizon, le soi se confond sans reste avec le jeu du langage, il se fait poésie pure, ou disons plutôt que la parole se purifie dans le jeu théâtral qu'elle entretient avec elle-même, non pas simplement par gratuité ludique, mais bien en vue de plus profonds enracinements comme cela apparaîtra un peu plus loin.

Pour l'instant, aucun espace de sens ou de non-sens ne délimite a priori le jeu, la charge oraculaire de la parole délestée de tout attachement au soi (disparu) et au monde (disparu): le cela est du poème est le performatif d'un réel-en-second dont le coefficient de factualité se réduit sans reste à l'énonciation / l'inscription du vers dans le vide de sa production.  Pour le dire dans un langage mallarméen, c'est un espace construit uniquement à partir d'une grappe d'étoiles, de feux stellaires qui se profilent sur le fond de la nuit du dire, nuit dont la profondeur n'est ni plus ni moins vertigineuse que les énoncés qui la poinçonnent ou en griffent la texture insondable.

Procédons par illuminations, en d'autres termes procédons par éliminations: le soi est loin derrière, le monde anéanti en avançant.  Ne demeure que la parole théâtre tournant dans le vertige de son éblouissement.  Sauf à épuiser le champ du possible, donc sauf impossibilité, ce jeu ne peut pas s'arrêter de lui-même; en avançant, certes, ce peut être la fin du monde, mais jamais la fin du jeu.  Si le jeu doit s'arrêter, ce sera à condition de descendre.  

Ce ne peut être que la fin du jeu, en descendant:

S'intéresser à la forme mais attendre le Messie: l'habileté technique ennuie vite s'il n'y a pas, pour l'innerver, quelque personnalité indéchiffrable, dont l'excentricité indisposera. (8)

(...)


(1) Autoportraits-robots, Le Quartanier, p. 40.

(2) Rimbaud, Illuminations, Enfance IV.

(3) d'où que la parole théâtre, L'Hexagone, p 72.

(4) Avant le timbre, L'Hexagone, p. 62.

(5) Rimbaud, Une saison en enfer, Alchimie du verbe.

(6) Avant le timbre, p. 92.

(7) d'où que la parole théâtre, p. 68.

(8) Autoportraits-robots, Le Quartanier, p. 29.